La voie des harmoniques
Écouter, vibrer, résonner en harmonie
"La musique n'est pas quelque chose. Quelque chose peut devenir musique."
S. Celibidache (chef d'orchestre)
"La musica humana, cet accord intérieur comme cette harmonie cachée se manifestent précisément dans la voix, dans l'équilibre manifesté entre les harmoniques graves et aiguës qui la constituent".
Boèce (auteur latin)
"L'essentiel n'est pas la performance. La virtuosité doit servir l'esprit du chant. Et cet esprit doit être profondément lyrique car il exprime la beauté sacrée des rivières, des lacs et des montagnes enneigées."
N. Sengedorj (maître de khöömii mongol)
Chant et contemplation : un laboratoire phénoménologique en mouvement
Depuis l'apparition de la musique il y a des milliers d'années, la raison de l'influence des structures du son musical sur l'humain ne cesse de constituer un mystère. Pourquoi la musique nous touche de manière si intense et universelle ? Pourquoi semble-t-elle posséder le pouvoir de nous élever au-dessus de notre condition matérielle ? Par quels mécanismes répond-elle si parfaitement à nos mouvements internes, nos tensions et leurs résolutions dynamiques, enchevêtrées dans toutes les dimensions de notre être ? Par quels prodiges certains compositeurs ou interprètes ont su capter la beauté, miroir d'une vérité indicible et qui pourtant ne laisse aucune place au doute ?
J'expérimente, je note, j'élimine certaines hypothèses, je progresse et à chaque pas ma conscience s'illumine d'une nouvelle certitude... aussitôt balayée par une autre ! Dans mon laboratoire vocal, je mesure a minima que lorsque je chante dans un état de présence et de "non-vouloir" propre à la méditation, je peux, dans certains espaces éphémères, me laisser traverser par ces mystères.
Ci-dessus, on observe les trois premiers modes de vibration d’une corde : fondamentale (haut) et deux premiers harmoniques (octave et quinte)
Source : Wikipédia
Les harmoniques
D'un point de vue physique, tout son est composé d'une multiplicité de fréquences vibratoires. Un son "musical" (une note jouée par un instrument ou une voix) est structuré, défini par un ensemble de fréquences particulièrement présentes, qui lui sont propres, toujours les mêmes : ce sont ses "harmoniques". Depuis Pythagore, nous savons que les harmoniques d'un son naturel résultent des subdivisions successives d'une vibration fondamentale (pincer une corde de guitare par exemple) en deux, trois, quatre, cinq, etc. jusqu'à épuisement naturel du son. Ces subdivisions forment des intervalles "naturelles" qui développent le son selon un ordre immuable : octave (division de la première vibration en deux), quinte (division en trois), octave supérieure (en quatre), tierce (en cinq), etc.
Spectrogramme montrant les harmoniques d'une voix associées aux voyelles émises. Source
Harmoniques de rang pair du 2ème au 64ème (cinq octaves) Source
Le timbre et ses constituants - miroir de soi
Cela c'est la théorie, mais pour notre oreille, il est plutôt difficile d'identifier les différents harmoniques à l'intérieur d'un son et tout à fait impossible de suivre leur apparition dans le temps. Les divisions successives qui forment la résonance d'un son se développent dans un temps infinitésimal.
Or, il est clair que la qualité, la spécificité et la richesse d'un timbre vocal ou instrumental dépend en grande partie de l'agencement et des relations entre les différents harmoniques qui le constituent. Inconsciemment, nous sommes capable de percevoir - ressentir cette richesse "authentique" et cet équilibre harmonique d'un timbre par rapport à un autre.
À cet équilibre s'ajoutent bien entendu de nombreux éléments tels que l'attaque du son, sa chute, son vibrato, son intensité, ses variations dans le temps, sa richesse en fréquences inharmoniques... mais surtout, surtout, surtout, les blocages, les attentes, les tensions et les conformismes socioculturelles qui ne se situent pas seulement dans le corps du chanteur (et donc dans son timbre vocal) mais aussi dans le cerveau plus ou moins mature et la conscience plus ou moins libre de l'auditeur. Dans ma méthode, je m'intéresse en premier lieu au timbre brut, sans ornements. Cette matière constitue une porte d'entrée idéale vers l'expérimentation collective et un champ fertile pour l'expression singulière. Le chant porte toujours trace de son ancrage.
La diffraction du son révèle la richesse harmonique du timbre
Lorsque nous cultivons, comme certains chanteurs d'Asie centrale, la capacité inouïe de "diffracter" le timbre de notre voix (comme un prisme diffracte la lumière et révèle les couleurs de l'arc-en-ciel qui la constituent), nous devenons capable de faire émerger distinctement à nos oreilles certains harmoniques du son, en les amplifiant. Le timbre peut alors laisser apparaître sa richesse cachée, comme l'arc-en-ciel que contient la lumière du soleil. Cela peut paraître désarmant au premier abord car cette écoute remet en cause certaines de nos croyances perceptives et certains conformismes de l'écoute (recherche d'un son "épuré", stable, propre, conforme, académique, etc.). Il faut souvent un peu de temps au tympan profane pour s'habituer à une complexité si soudainement dévoilée et en percevoir tout le potentiel. Même si notre but n'est peut-être pas de "diphoner" des mélodies d'harmoniques comme un berger nomade, cette nouvelle approche du timbre constitue une prise de conscience et une ouverture majeure pour les êtres chantants que nous sommes.
Une quête des résonances en soi
Partir à la recherche des éléments qui composent notre spectre vocal, c'est se lancer dans une quête intérieure infinie. Fermer les yeux, se laisser traverser par le son (le sien, celui de l’environnement, d'une autre voix), utiliser la vibration sonore pour guider la conscience et explorer de multiples combinaisons de résonances intérieures, ajuster la puissance, la résistance, le soutien, l'ouverture, "mâcher le son" et ressentir en soi les différences ténues de couleur entre les voyelles... C'est entrer dans le détail de la perception, c'est pratiquer une certaine orfèvrerie de la voix chantée, dans sa plus simple modalité : tenir la note.
Lorsqu'on affine sa "clairaudience", il apparaît que les résonances qui façonnent l'équilibre de notre voix ne sont pas seulement sonores. Nous observons que cette recherche d'équilibre passe aussi par la paix du mental, la présence harmonieuse de notre corps ou encore le fait d'être traversé par des phénomènes non contrôlés (émotions, images mentales, sensations physiques, flux de conscience...).
En définitive, nous révélons par le chant un état d'être complexe et le timbre qui le traduit aux autres ne sait pas mentir.
Et puis, lorsqu'on constate que la présence, le rayonnement de notre voix et surtout notre plaisir à chanter s'enrichissent de cette nouvelle attention à soi, peu à peu nous souhaitons que s'effacent les frontières entre nos perceptions : c'est la recherche de la transcendance. Nous oublions la consigne. Dans certaines conditions, l'écoute peut se faire abandon et nous passons du "chanter bien" au "chanter vrai".
Révéler les espaces acoustiques
Durant les stages que je propose, nous partons souvent à l'aventure pour découvrir des lieux à la résonance particulière (une grotte, une salle voûtée, un cirque naturel, une église...). Il est passionnant de ressentir la manière dont le chant résonne différemment en ces lieux et comment le lieu influence notre chant. On comprend comment la géographie locale ou l'architecture humaine influencent et sont influencés par les formes musicales depuis la nuit des temps. Certains espaces sont spécifiquement conçus pour amplifier les voix ou faire ressentir une connexion au divin par la voie du chant. La même œuvre sonnera si différemment dans un auditorium moderne, une clairière ou dans une chapelle de granit qu'il serait dramatique pour un chanteur de ne pas pouvoir ajuster les paramètres de son timbre à ces résonances spécifiques. Et encore une fois lorsque je parle de résonances, je ne parle pas que de son.
Écouter pleinement, ressentir pleinement, c'est chanter pleinement
Nul n'est besoin d'être un athlète de haut niveau pour chanter. L'élargissement de notre conscience par la concentration, l'attention aux perceptions fines et la répétition acharnée sont les jalons du chemin. Une oreille ouverte sur les perceptions sonores subtiles engagent notre corps dans l'exploration vocale. D'un point de vue neurologique, nous développons une zone spécifique de notre cerveau en entraînant notre "boucle audio-phonatoire". Comme l'enfant, on imite spontanément ce que l'on entend - développer son écoute c'est développer sa voix. Puis c'est par l'ajustement que nous trouvons peu à peu l'équilibre entre la puissance de l'attaque vocale et la modulation de la résonance. En chantant de manière plus équilibré, notre corps se pose, s'assouplit, se libère des tensions inutiles. Notre voix, elle, gagne en nuances et se déploie dans toute sa richesse.
Application en polyphonies et connexion aux autres
Lorsque nous en venons à chanter à plusieurs, la polyphonie fait prendre un sens nouveau à cette quête du timbre qui de solitaire devient partagée. Les harmoniques, les résonances de notre voix deviennent les mailles des accords qui se tissent en direct dans une recherche éperdue de se relier aux autres. Au-delà de la stricte partition et du texte - dans un juste rapport entre l'écoute extérieure et l'écoute personnelle - c'est l'écoute du son en soi, sans frontière de corps ou d'espace, par l'ajustement perpétuel des timbres emmêlés, qui mènent à la possibilité qu'advienne entre chanteurs et auditeurs cet instant d'unité salvatrice que nous pourrions appeler musique.
Dans cette intensité de présence à soi et aux autres, dans l'équilibre trouvé entre ancrage et écoute, il arrive régulièrement qu'un chanteur ou une chanteuse ait l'impression fascinante de chanter avec sa propre voix toutes les notes l'accord. D'un point de vue physique, cela n'est parfois pas qu'une impression.
Parfois, une ligne d'harmoniques médium aiguës se détache de la masse sonore et semble former distinctement une sublime cinquième voix à notre oreille. Les sardes appellent cette voix la "quintina" et l'associent à la présence symbolique de la Vierge Marie dans leur chant. On peut retrouver ce type d'effet de manière plus ou moins marginale et volontaire dans de nombreuses traditions polyphoniques et même chez un chanteur soliste, selon la richesse et le placement de son timbre.
"L'intonation juste" en polyphonie - un peu de théorie
La musique dite "tempérée" est basée sur la gamme de 7 notes "do ré mi fa sol la si, do...". Il y a une octave de do à do - soit 12 demis-ton. La distance qui sépare deux notes est appelé "intervalle". La théorie musicale occidentale considère depuis 4 siècles que tous les intervalles d'une octave sont égaux (comme si on avait découpé un gâteau en 12 parts égales). C'est fort pratique pour la lutherie et la composition et de plus cela n'empêche absolument pas de faire ou composer de la très belle musique. (Le drame musicologique et culturel est plutôt de voir s'uniformiser les systèmes à l'échelle mondiale au profit du tempérament égal, ce qui appauvrit terriblement voire annihile certaines musiques traditionnelles ou anciennes - mais ceci est un autre débat.)
Quoi qu'il en soit, il est intéressant de savoir que ce découpage arbitraire et très récent dans l'histoire de la musique ne correspond pas à la réalité des phénomènes acoustiques naturels. Couramment, on utilise le terme "intonation juste" pour désigner un cadre de référence dans lequel on choisit de rapprocher les notes d'un accord de leur consonance "naturelle".
Quand nous chantons en chœur en conscience de nos harmoniques, nous adoptons assez spontanément l'intonation juste pour s'accorder entre nous. Cela n'est ni plus beau ni plus "absolu" d'un point de vue artistique mais cela nous rapproche du phénomène naturel - et aussi des chanteurs et chanteuses qui ont précédé l'avènement du tempérament, ou qui ne l'ont jamais adopté (musiques traditionnelles, musiques anciennes...). .
Une esthétique de la relation dans la conception chamaniste du monde
Le chamanisme mongol, forme particulière d'animisme, est d'abord un mode de relation au monde. Il suppose notamment la croyance en une conscience globale réunissant les consciences (ou âmes, esprits...) des êtres. Le chamanisme a ceci de particulier qu'il propose différentes manières de rentrer en contact avec les esprits (cérémonies, divinations, prières, offrandes...), permettant de négocier avec eux ou de les questionner sur des problématiques humaines spécifiques.
Or, c'est bien dans un berceau initialement chamaniste que s'est développé le chant diphonique mongol. Qu'on y adhère ou non.
Notre mode de relation au monde actuelle qui tend vers une sorte de dualisme (la conscience humaine élevée par la science et le monothéisme au sommet de "l'évolution" d'un côté, et la Nature avec les animaux comme décor ou ressource de l'autre) est en général fort éloigné ce dernier.
Si on peut aisément, avec un peu de pratique, ressentir et exprimer notre lien subtil avec les consciences des autres humains dans un cercle de chant par exemple (manifestations empathiques spontanées, émotions et frissons partagées, pensées communes, etc.), il peut sembler plus difficile de ressentir l'intensité de notre relation avec la conscience d'une rivière, d'une montagne, d'un animal ou d'un ancêtre - au-delà de l'exaltation romantique à sens unique. Or, il s'agit d'un trait inhérent à l'esprit de ce chant et j'ai à cœur de l'expérimenter, en le transposant dans nos paradigmes. C'est dans la notion de "paysage sonore" que j'aime à développer cet ancrage commun, dans la conscience du lien avec le vivant, humain ou non-humain. Par le jeu, l'imitation, l'incarnation, l'évocation puis l'expression poétique de la relation, nous rendons audibles la trame complexe, mouvante et enchevêtrée du vivant.
Des harmoniques qui nous dépassent...
Un son qui descend sous 20 vibrations par secondes n'est plus perceptible par le sens de l'ouïe. À ce stade, c'est le toucher ou l'impression qui prend le relais de la perception. À l'opposée du spectre, l'oreille d'un adulte peut théoriquement percevoir les fréquences jusqu'à environ 15.000 vibrations par secondes. Mais un son peut contenir des strates insaisissables, qui se situent au-delà de nos capacités de perception sensorielles. Et ces structures vibratoires aux caractéristiques non-audibles - structures stables, immuables, universelles depuis la nuit des temps - semblent avoir le pouvoir de résonner en sympathie avec nos structures internes : biologiques mais aussi émotionnelles, mémorielles ou spirituelles. Certains appellent cela "l'énergie", la "magie de l'instant"... - mystérieuses et indéfinissables notions qui pourtant obsèdent bien des adeptes de musique "live". Au fond, ne sommes nous pas fait de la même vibration que le grand tout ? Dans cette perspective, on peut aisément concevoir que notre corps puisse réagir avec plus ou moins de puissance, souvent indépendamment de notre contrôle, face aux structures fondamentales qui régissent autant les passions humaines que les lois de l'univers et semblent quelque peu se révéler dans la musique.
"Om", "Amen", "Amin" et autres mantras de diverses croyances nous montrent que la structure physique des sons, dans leur émission comme dans leur réception, constitue depuis des temps lointains un chemin de perception pour la conscience et par là même un outil de dévoilement spirituel.
...et nous élèvent ?
J'aime à croire que le chanteur libéré des voiles de l'égo, de la consigne, du paraître ou du "vouloir-bien-faire" s'exprime avec son être profond. Dans un geste musical finalement tout à fait primitif - chanter, il emprunte sans le savoir le son à l'univers. Il met en vibration ses cordes vocales et fait rayonner sa voix sans aucune conscience des lois ou des phénomènes qui président à son geste. Parfois, si les éléments constitutifs de cet acte sont transcendés par son esprit et ceux qui l'écoutent, alors le son - constitué d'une multiplicité de phénomènes - devient une unité. Le son devient musique et semble nous faire percevoir quelque chose de notre vérité. C'est un son nourrissant et structurant qui s'en retourne à l'univers... emportant une part de nous-même vers l'origine des choses ?
Soyons modestes, on ne peut être sûr de rien. mais quand même... le bonheur de chanter, le bonheur de chanter !